Jhana
Ce matin, après la lecture, en cinq ou dix minutes, j’ai atteint le jhana* ; en cherchant l’axe de gravité, en laissant le souffle devenir aussi fin et léger que possible et en faisant le vide à l’intérieur. C’est-à-dire en abandonnant tout attachement aux agrégats* et au soi. Je crois que c’est comme ça qu’on peut l’expliquer : c’est ce qui crée le déclic, le changement de conscience. Au lieu que la conscience soit attachée à l’expérience présente – que ce soit une sensation physique, une pensée, un contact des sens ou une sensation (vedana) –, elle est diffuse et semble percevoir tout en même temps. Au niveau du corps, cela produit cette sorte de fourmillement qui envahit tout le corps : on semble sentir toutes ses cellules sans qu’une sensation domine. De même, pour la vue, elle perçoit l’ensemble de l’environnement, l’atmosphère, la lumière, plutôt qu’un objet particulier. Il semble qu’on est au-delà des discriminations, des sensations agréables ou désagréables, des préférences, mais dans un état d’équanimité complet. On perçoit les choses telles qu’elles sont, sans y être attaché : c’est un grand soulagement. On semble entraîné par le flux de la vie, de la nature, sans aucune intervention personnelle : on se laisse porter. Le souffle est tout à fait naturel, avec un rythme très lent et régulier que rien ne semble pouvoir perturber ; et cette impression de grande fraîcheur intérieure.
Curieusement, pendant la première heure, j’avais de fortes douleurs dans les épaules, la nuque et la tête ; mais ce n’était pas désagréable : je percevais enfin la vraie nature de la douleur, comme des sortes de vibrations. De même, la sensation de calme, de joie, de fraîcheur était une autre sorte de vibration que je ne pouvais qualifier de plus agréable que celle des douleurs. C’est seulement mon intellect qui faisait la différence, mais aucune ne dominait vraiment l’autre ; elles étaient là ensemble : curieuse impression. Je voyais comme des zones rectangulaires contiguës, contenant ces vibrations, sur l’épaule, sur la nuque, sur la tête ; et sur la poitrine pour la sensation agréable. C’était moins fort et net dans le bas du corps. L’ensemble de cet état est très agréable : c’est celui où l’on peut vraiment voir et étudier la réalité des choses. Donc j’y suis attaché : je désire le conserver quand je l’ai et l’obtenir quand je ne l’ai pas ; je manifeste de l’aversion pour ce qui peut m’empêcher de l’obtenir et ai des doutes sur les moyens et les conditions pour l’obtenir. Et là, bien sûr, ce sont des obstacles, jusqu’au jour où l’on est capable de l’obtenir sans problème chaque fois qu’on le désire. Mais je n’en suis pas encore là, j’en suis même loin.
Je comprends maintenant pourquoi il est important de cultiver ces états le plus souvent possible, comme le conseille Ayya Khema*. Ainsi, on s’habitue petit à petit à l’équanimité, à la vision claire des choses, et on commence à cesser d’être dominé par les préférences et les attachements. À l’heure du yoga, j’étais dans cet état de béatitude et n’avais pas très envie de le perdre tout de suite dans les douleurs et frustrations que m’imposent mon vieux corps raide, aussi je suis d’abord resté un moment à savourer ma paix intérieure en regardant le lever du soleil, puis ai fait une série de postures réduites. Entre 7 et 8, j’ai vite retrouvé mon état de jhana et ai pu continuer à le contempler. Par contre, pendant les petites séances d’assise de la fin de la matinée, je ne suis plus arrivé à franchir le pas. J’étais simplement dans un bon calme tranquille qui est beaucoup plus vulnérable au contact des sens et des pensées et n’offre pas cette vision pénétrante, détachée de l’ego, sur la vraie réalité des choses. C’est très différent !
* Jhana (pali ; sanscrit : dhyana) : absorption méditative. Les jhanas sont des états de profonde méditation produits par la concentration. Les enseignements du Bouddha citent huit jhanas – quatre jhanas de la sphère matérielle subtile et quatre jhanas de la sphère immatérielle. Si Ayya Khema insistait beaucoup sur l’importance de la pratique des jhanas, curieusement, ils sont rarement enseignés dans les milieux bouddhistes occidentaux, et même souvent déconseillés.
* Agrégat (pali : khandha) : khandha signifie agrégat, tas, ensemble. Les cinq agrégats sont, selon les bouddhistes, les cinq grandes catégories – ou ensembles d’éléments – qui constituent l’être humain. Il s’agit de l’agrégat matériel : le corps (rupa), et des quatre agrégats mentaux : la sensation (vedana), la perception (sañña), les formations mentales (sankhara) et la conscience (viññana).
* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.
7 novembre 1989, Suan Mokkh International