VOYAGES INTÉRIEURS

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La nature et le monde

766 Ombre et lumière

766 Ombre et lumière

Mon expérience de ce matin continue à porter ses fruits. Je suis calme, heureux et mon esprit est lucide et prêt à l’insight*. Deux bonnes petites méditations en fin de matinée (sabaï), et entre les deux, une bonne marche méditative : méditation analytique sur la nature et le monde. Est-ce que ce sont deux choses différentes (comme semblait le dire hier Tan Santikaro*) ? Il comparait la forêt de Suan Mokkh*, la nature : le bien ; et Bangkok, le monde des hommes et de l’avidité : le mal. Alors qu’il me semble que tout est la nature. Tout ce que l’homme conçoit et fabrique (même si cela semble nuisible) provient de produits matériels qui existent sur la terre, dans la nature ; et les idées sont produites par son esprit, qui est aussi la nature ; si son esprit est ignorant, avide, malveillant, c’est sa nature. Si on accepte que le nid de l’oiseau et la toile de l’araignée soient la nature, alors les buildings de Bangkok et la bombe atomique sont aussi la nature ; ce sont simplement des produits un peu plus sophistiqués. Si nous craignons tant que l’homme détruise la nature, détruise la terre et se détruise lui-même, c’est parce que nous sommes très attachés à notre environnement (qui est notre habitat), et à nous-mêmes, à notre espèce (que nous trouvons tellement évoluée et géniale). Nous pensons qu’elle est utile et digne d’être conservée, alors que l’univers pourrait certainement s’en passer très facilement, comme d’ailleurs de notre planète. Il y a des quantités d’étoiles qui meurent chaque jour ; et de nombreuses espèces vivantes, peut-être plus évoluées que la nôtre. 

Si l’homme pollue, défriche, réchauffe la terre, ou même la détruit, cela n’affectera pas l’équilibre de l’univers. La nature finit toujours par rétablir son équilibre, quitte à détruire ce qui l’a perturbée, même si ce sont des hommes. C’est seulement notre peur de perdre notre confort, notre sécurité, notre vie qui nous fait trouver le progrès et les erreurs humaines néfastes. Quand c’est pour notre profit, nous ne craignons pas de faire disparaître les éléphants ou les baleines ; mais l’homme, nous le considérons comme sacré. C’est la nature du monde d’être imparfait, d’être dukkha* ; il est donc normal que si nous supprimons certaines imperfections par nos progrès techniques, d’autres apparaissent pour les remplacer. Nous avons éradiqué certaines maladies, comme la tuberculose et la variole, mais le cancer et le sida les ont remplacées ; car c’est dans la nature de l’homme d’être malade et il ne peut supprimer la maladie. Aussi, je pense qu’il ne faut pas faire de discrimination entre les arbres et le béton : ils ont chacun leur charme et leur rôle à jouer. Il faut les regarder avec équanimité, sans s’y attacher ni les rejeter. Ce sont de bons objets de pratique et d’observation, selon les circonstances. La ville peut être détruite par un tremblement de terre, la forêt par un typhon. En tout cas, ma vie à Bangkok m’apprend à développer mon équanimité et à transcender le bien et le mal en ce qui concerne mon environnement. 


Insight (anglais) : littér. vision intérieure. Terme utilisé dans le bouddhisme pour désigner la méditation de la sagesse (vipassana, insight meditation), par opposition à la méditation du calme (samatha). Ce mot est couramment utilisé en anglais pour nommer une vision intérieure, révélation, compréhension, intuition profonde, prise de conscience… Comme je n’ai pas trouvé de mot français qui me semblât approprié pour exprimer la véritable connotation d’insight, j’ai préféré garder le mot anglais.

* Santikaro (Tan) : enseignant bouddhiste, traducteur et militant américain, ordonné moine en 1985. Il résida pendant quatorze ans à Suan Mokkh, où il enseignait et dirigeait des retraites de méditation pour les Occidentaux. Il retourna aux États-Unis en 2001 et, après avoir quitté la robe en 2004, fonda Liberation Park, une communauté bouddhiste dans le Wisconsin. Il est l’un des principaux traducteurs de l’œuvre d’Ajahn Buddhadasa en anglais.

* Suan Mokkh : monastère de la forêt fondé par Ajahn Buddhadasa. Suan Mokkh signifie littéra­lement « le jardin de la libération ». Ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa (1906-1993) fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, à la fin des années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma, Suan Mokkh International, qui organise régulière­ment des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddha­dasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993. Richard est un laïc qui participait à l’enseignement lors des retraites de méditation.

Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’imper­manence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.

 

10 novembre 1989, Suan Mokkh International

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